Jean-Louis Kiehl (CRESUS) : « Nous croyons en un numérique qui ne doit pas remplacer l’humain, mais le compléter »
Environ 109 000 dossiers de surendettement ont été déposés en 2020 en France, c’est-à-dire 24% de moins que l’année précédente. Si cette baisse s’inscrit dans la tendance des six dernières années, elle est en grande partie à imputer au premier confinement. Aussi est-ce sans surprise que la Banque de France s’avouait, en ce début d’année, « très attentive à l’évolution de la situation » (Le Monde, 11/01).
Les liens entre digitalisation et surendettement sont nombreux et s’étendent bien au-delà de la dématérialisation, en décembre dernier, du dépôt de dossier. Désormais, le numérique occupe un rôle essentiel dans la gestion d’un budget, dans l’accès à de nouvelles offres de crédit ou encore dans la relation avec les créanciers.
Des évolutions auxquelles Jean-Louis Kiehl a naturellement prêté une attention particulière. Pour le fondateur de CRESUS, dont l’engagement contre le surendettement remonte aux années 1990, le numérique peut représenter un levier majeur d’accompagnement et de prévention des situations de surendettement. A une condition : qu’il ne remplace pas l’humain, mais le complète.
Les Bons Clics : Votre lutte contre le surendettement débute en Alsace dans les années 1990, avec la création de SOS Surendettement. Quelle était la réalité du surendettement alors ?
Jean-Louis Kiehl : Nous avons créé SOS Surendettement avec une magistrate, juge au tribunal d’instance, Mme Beau. Il y a trente ans, en Alsace-Moselle, les travailleurs frontaliers faisaient l’objet de procédures de licenciement et ne pouvaient plus rembourser les prêts immobiliers qu’ils avaient souscrits.
Nous avons donc décidé de les accompagner pour introduire le délai de grâce, à savoir une suspension de leur prêt pendant deux ans, leur laissant le temps de retrouver un emploi sans perdre leur domicile. Passé ce délai, ils reprenaient la relation avec leurs créanciers.
A l’époque, nous pensions qu’il s’agissait d’un petit épisode qui allait être résolu de façon définitive. Mais nous avons vu apparaître des ménages ayant souscrit des prêts à la consommation et qui, bien qu’ils n’étaient pas au chômage, ne parvenaient plus à les rembourser.
C’est pourquoi nous avons voulu poursuivre cette activité d’accompagnement et d’accueil et, en 2003, SOS Surendettement est devenu la Chambre régionale du surendettement social (Crésus-Alsace). C’était aussi l’année de création de la Fédération.
Les Bons Clics : Comment s’est passé ce changement d’échelle ?
Jean-Louis Kiehl : Il faut d’abord savoir qu’en Alsace, nous avons du droit local, qui est un héritage de nos annexions par l’Allemagne. Certains textes ont été maintenus, notamment celui de la faillite civile qui permet à tout citoyen – comme une entreprise – de liquider tous ses biens, et d’obtenir la remise du solde des créances restantes pour pouvoir redémarrer. Cette exception a fait de nous des experts de la problématique de la défaillance.
Alors quand, en 2003, l’ex-Ministre de la Ville Jean-Louis Borloo a voulu se pencher sur le fléau du surendettement, il est venu nous rencontrer en Alsace. Il a regardé ce que l’on faisait, comment l’on aidait les gens à reprendre des forces : nous n’avons pas de baguette magique à CRESUS. Nous reconstruisons des morceaux de vie fractionnés, on donne aux personnes le courage d’affronter leurs difficultés et de ne pas être seul.
La dette, c’est une forme de violence. On a l’impression de trahir la confiance, alors même que la vie n’est pas si simple. Il faut donner aux gens l’espérance de retrouver un équilibre budgétaire.
C’est lui qui nous a convaincu d’essaimer le modèle CRESUS. Avec très peu de moyens, petit à petit, nous avons créé un réseau. Aujourd’hui, la Fédération rassemble 30 associations, près de 500 bénévoles dans plus de 200 points d’accueil, et on accueille toute personne en difficulté qui viendrait chez nous (hélas) quand la maison brûle.
Les Bons Clics : Quand avez-vous décidé d’étendre votre offre d’accompagnement vers le préventif ?
Jean-Louis Kiehl : C’est à la suite de la crise de 2008 que nous avons donc décidé de faire de la prévention au-delà de notre travail curatif quotidien.
Nous utilisons les nouvelles technologies – notamment l’intranet – pour proposer aux banques, aux établissements financiers et aux grandes entreprises, d’orienter vers nous et en temps réel toute personne en difficulté qu’ils rencontreraient.
Via notre plateforme, une sorte de Doctolib du surendettement, des jeunes banquiers et assureurs salariés de CRESUS prennent contact avec ces personnes. Ils refont le budget avec elles, cherchent des solutions, interviennent comme médiateurs auprès des créanciers pour alléger la dette… Tout cela afin de leur donner la possibilité de ne pas passer par la case surendettement.
En 2008, nous avons travaillé sur un deuxième levier de prévention, à savoir l’éducation. Dans les écoles, on ne nous enseigne pas ce qu’est un budget : on l’apprend au cours de la vie, et souvent à nos dépens lorsque le budget est déséquilibré. Nous avons donc décidé de créer un programme ludique, à destination des jeunes et des moins jeunes, pour décrypter l’écosystème du budget, de l’assurance et de la finance lors d’ateliers de deux heures, où la participation et les échanges sont clés.
Le programme Dilemme compte aujourd’hui 2100 ambassadeurs, et le soutien de fondations nous a permis de créer un deuxième programme, Dilemme Entrepreneurs, et bientôt un troisième, Dilemme Avenir.
Cela porte ses fruits : au bout de deux heures, les consommateurs deviennent des citoyens engagés et comprennent les fondamentaux d’un budget, ce qu’est une franchise d’assurance, ce qu’est un prêt amortissable et un taux d’intérêt…
Nous avons également mis en place un système d’évaluation avant l’atelier, pour mesurer le niveau de compétences et adapter la formation, puis à l’issue de l’atelier pour en mesurer les acquis. Nous sommes en train de mettre en place une évaluation trois et six mois après l’atelier pour constater ce que cela a changé dans la façon d’appréhender un budget et ses finances.
Ce système d’évaluation est une étape, et le rêve de CRESUS reste d’influencer les pouvoirs publics et les acteurs économiques pour rendre leurs produits responsables, utiles, et inscrits dans une nouvelle vision de la consommation, une consommation que l’on maîtrise et qui ne détruit pas.
Les Bons Clics : Le numérique et le financier au sens large s’entremêlent de plus en plus. Quelles actions développe CRESUS face à ce constat ?
Jean-Louis Kiehl : En 2019, nous nous sommes penchés sur la digitalisation de la société. Nous construisons en conséquence Budget Grande Vitesse, une application d’intérêt général sans but lucratif pour permettre de gérer en temps réel un budget, d’avoir des alertes de fragilité, et de pouvoir rendre le citoyen proactif pour aller rapidement vers son bailleur dès qu’une difficulté émerge – sans attendre le rejet de son loyer.
Budget Grande Vitesse nourrit aussi des réflexions, au-delà du surendettement, sur l’exclusion financière. Pour aider les personnes qui n’ont pas accès au crédit, par exemple un ou une jeune qui cherche à se procurer un moyen de déplacement, nous développons une application web qui permettra – toujours sur prescription, car il ne s’agit d’aller vers le grand public n’importe comment – de trouver un financement pour un projet d’insertion.
Au travers du microcrédit, il s’agit d’œuvrer pour l’inclusion financière. Au travers de Budget Grande Vitesse, il s’agit de donner à chaque citoyen les clés pour maîtriser sa vie et son destin.
CRESUS est né dans le curatif : aider les gens, mais très tard. C’est énervant, mais c’est important que l’on soit là. Puis nous sommes passés vers le préventif, via l’éducation et l’implication du créancier et du prêteur dans l’accompagnement. Grâce au numérique, nous allons vers le prédictif, la couche suprême d’un écosystème d’aide pour éradiquer le problème.
Nous croyons en un numérique qui, s’il occupe une place croissante dans la société, ne doit pas remplacer l’humain, mais le compléter.
Ce jeudi 7 octobre, Jean-Louis Kiehl et Jean Deydier, fondateurs respectifs de CRESUS et de WeTechCare, ont échangé autour du rôle du numérique dans la lutte et la prévention des fragilités financières. Retrouvez leurs échanges ci-dessous :
Le témoignage de Jean-Louis Kiehl a été recueilli dans le cadre d’un partenariat avec La Banque Postale, et fait partie d’une série d’articles destinés à accélérer l’inclusion financière par le numérique.
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