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Inclusion numérique : « ce qui pose problème ce n’est pas l’inaction, c’est la méthode d’action choisie » – Martine Filleul, sénatrice du Nord

C’est en 2017 que Martine Filleul est devenue sénatrice du Nord, 22 ans après avoir commencé sa carrière politique au conseil municipal de Lille. Elle fait notamment partie de la Commission Supérieure du Numérique et des Postes (CSNP), qui a pour mission de « contrôler les activités postales et de communications électroniques : téléphonie fixe, mobile et internet ».

Au Sénat, elle est membre de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, ainsi que des groupes d’études « Numérique » et « Mer et littoral ». Elle est également vice-présidente de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes.

Quel peut être le rôle du Sénat, et celui d’un sénateur ou d’une sénatrice, dans la stratégie d’inclusion numérique en France ? Comment lier le numérique, l’environnement et les droits des femmes ?

C’est avec ces questions – et d’autres – en tête que le média Les Bons Clics l’a rencontrée.

Inclusion numérique : la sénatrice Martine Filleul revient sur les politiques publiques.
Martine Filleul, sénatrice du Nord.

Les Bons Clics : Pourquoi s’intéresser au numérique en tant que sénatrice ?

Martine Filleul : Tout d’abord, nombre de sénateurs et sénatrices sont ou ont été, comme moi, élus locaux. C’est notamment en tant qu’élue locale que j’ai été vraiment interpellée par la numérisation accélérée des services publics : des citoyens ne réussissaient plus à remplir des dossiers pour avoir accès à leurs droits.

A cette première expérience concrète s’est ajoutée celle du COVID qui a montré les grandes différences entre les citoyens qui avaient accès et maîtrisaient le numérique, et les autres. C’est ce sentiment très fort qu’il y avait deux catégories de citoyens, et qu’il y avait – le terme est fréquemment utilisé – une vraie fracture numérique.

Pour beaucoup, travailler, étudier, accéder à ses droits, et même se soigner devient un défi insurmontable. Car, non seulement l’accès matériel au numérique est trop coûteux, mais aussi, son utilisation, loin d’être simple et intuitive, suppose d’en maîtriser les codes.

Savoir utiliser les ressources numériques courantes est devenu presque aussi indispensable que savoir lire, écrire et compter.

C’est surtout au titre de la Commission Supérieure du Numérique et des Postes (CSNP) que j’ai eu l’occasion de travailler sur cette question. Le CSNP a différents groupes de travail, et j’en anime un sur l’inclusion numérique. Je fais également partie, depuis mon élection en tant que sénatrice (ndlr : 2017), du groupe d’études Numérique, présidé par M. Patrick Chaize.

Les Bons Clics : Quelles ont été les dernières décisions ou recommandations majeures du Sénat concernant l’inclusion numérique ou, de manière plus générale, le numérique ?

Martine Filleul : Il y a eu au Sénat beaucoup de textes et de productions sur la question de l’illectronisme et de la lutte contre l’illectronisme. De ce point de vue, le Sénat est vraiment un lanceur d’alerte sur cette situation qui sépare la société française.

Il y a eu à la fois :

  • Une commission d’enquête sur la souveraineté numérique, qui a recommandé de définir une stratégie nationale numérique, voter une loi d’orientation sur la souveraineté numérique, protéger les données personnelles, adapter la réglementation et encourager l’innovation ;
  • La mission d’information illectronisme et inclusion numérique, qui a produit 45 recommandations à cet égard, et qui montre l’urgence qu’il y a à agir et à agir de manière planifiée et cohérente ;
  • Et une deuxième mission d’information sur l’empreinte environnementale du numérique, qui a montré qu’il fallait donner une maîtrise et une connaissance du numérique à tous les Français pour lutter contre cet impact.

Les Bons Clics : Précisément, l’impact du numérique sur l’environnement (émissions de gaz à effet de serre, utilisation de ressources minérales et hydriques, pollution) est croissante et non négligeable. Quelle vision avez-vous d’un numérique responsable ? Comment la mettre en œuvre ?

Martine Filleul : Dans ce domaine, ce qui est majeur, c’est l’éducation du citoyen sur cette empreinte environnementale du numérique. Je pense que l’on n’en a pas suffisamment conscience.

Moins on consomme, et moins on a de problèmes ensuite. Je pense que les citoyens devraient être informés et sensibilisés pour qu’ils consomment moins ou mieux de numérique.

La pédagogie est essentielle pour donner à connaître la nocivité du numérique.

Les Bons Clics : Une consommation raisonnée du numérique ne vient-elle pas à rebours de la numérisation accélérée des services publics mentionnée précédemment ?

Martine Filleul : A cet égard, il faut absolument maintenir une alternative et faire en sorte qu’il y ait une personne physique pour répondre au citoyen ou – autre alternative – au téléphone, qui permet une interaction humaine.

Les Bons Clics : Une des mesures de la loi pour réduire l’empreinte environnementale du numérique (REEN) vous a-t-elle paru particulièrement intéressante ?

Martine Filleul : Il faut d’abord mettre en avant le caractère défricheur du Sénat. La commission d’enquête mettait à jour un problème qui n’était pas investigué auparavant. Sur cette loi, ce qui me semble particulièrement intéressant, c’est de mettre à contribution les GAFAM (ndlr : Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) pour lutter contre les désastres écologiques causés par le numérique.

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Les Bons Clics : Les inégalités entre hommes et femmes se constatent également en matière numérique – non seulement au niveau professionnel, mais également en termes d’accès et d’usage. Comment expliquez-vous ces constats ? Que mettez-vous en place, ou essayez-vous d’initier, pour y remédier ?

Martine Filleul : Je pense qu’on ne peut que déplorer cet état de fait. Cela montre, pour moi, que dès qu’un secteur économique, professionnel, est envié et intéressant, les femmes en sont écartées.

Le numérique est un domaine qui se développe rapidement et, par un mécanisme sociétal ou sociologique, des idées reçues subsistent au niveau de l’orientation des femmes et des hommes qui font que les métiers à caractère scientifique sont l’apanage des hommes.

Je pense que la réponse se trouve au niveau de l’école et de l’orientation. Il faut absolument que l’on ait un travail plus approfondi sur l’orientation pour donner à connaître une palette de métiers plus large sans préjugé de genre. Il s’agit de rétablir cet équilibre et d’avoir davantage de femmes dans ces filières.

Les Bons Clics : Les enjeux de sécurité et de confiance vis-à-vis du numérique demeurent prégnants : selon le baromètre 2021 de l’ACSEL, 80% des Français adoptent au moins une stratégie de protection de leurs données personnelles. Comment construire un rapport plus apaisé entre les citoyens et le numérique ?

Martine Filleul : Il faut déjà offrir des conditions optimales de sécurité des données, ce qui n’est pas toujours le cas. Quant au rapport apaisé, il ne peut exister que si le numérique n’exclut personne, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. Ce n’est pas parce qu’il y a une dématérialisation croissante, qui est en partie une bonne chose, qu’il faut oublier ceux qui ne peuvent pas y avoir accès.

Les Bons Clics : Pensez-vous que les Français éloignés du numérique se sentent désormais accompagnés et soutenus dans le virage numérique ? Pourquoi ?

Martine Filleul : Pas suffisamment, sinon nous n’aurions pas encore 13 millions de nos concitoyens en situation d’illectronisme. Nous n’avons pas de politique publique à proprement parler aujourd’hui en France.

Sur le terrain, si les initiatives publiques et privées se multiplient, le foisonnement de l’offre de médiation et les différents niveaux de décision rendent les actions difficilement visibles pour les potentiels bénéficiaires. Personne dans un territoire ne sait vraiment repérer où se déroulent les actions, quels territoires sont des zones blanches de l’aide numérique, quelle catégorie de population a été touchée… Or, tout comme dans la lutte contre l’illettrisme, la difficulté de l’illectronisme réside dans la capacité à atteindre ceux qui ont le plus besoin d’accompagnement.

Dans le cadre du plan France Relance, beaucoup d’argent a été consacré à l’inclusion numérique, mais je ne pense pas que la méthode soit la bonne pour arriver à nos fins, à savoir qu’il y ait une égalité de traitement entre les citoyens, un égal accès de tous à leurs droits.

De mon point de vue, ce qui pose problème ce n’est pas l’inaction du gouvernement, c’est la méthode d’action choisie qui n’est pas efficace, qui ne produit pas les effets attendus.

Deuxièmement, c’est une stratégie du venez vers moi et pas du aller vers. C’est très bien pour ceux qui viennent dans ces lieux, mais que fait-on pour les personnes isolées ou trop éloignées ? De ce point de vue, je trouve que l’approche est extrêmement limitée.

A force d’auditions, de participations à des commissions, de rencontres, j’ai récemment déposé une proposition de loi pour que le département soit le chef de file de la lutte contre l’illectronisme. Je considère que le département est la bonne échelle d’action pour observer et coordonner toutes les initiatives, étant données sa mission de solidarité territoriale et sa bonne connaissance des publics les plus en difficulté.

Les Bons Clics : Quelles vont être les prochaines étapes pour cette proposition de loi ?

Martine Filleul : Mon groupe politique doit d’abord l’examiner et accepter qu’elle soit présentée dans une niche parlementaire. En tant que groupe minoritaire, nous avons peu de temps pour présenter nos propositions : il faudra donc arbitrer ce que l’on veut présenter.

Ensuite, il faut qu’elle soit votée par le Sénat. Si elle est votée, elle part à l’Assemblée nationale et revient au Sénat. Le processus peut se répéter (ndlr : la navette parlementaire) et la proposition de loi est définitivement adoptée comme un texte de loi lorsqu’elle est votée dans les mêmes termes par les deux assemblées.

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