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« Le tout-numérique met beaucoup de personnes sur la touche, et pas seulement les plus âgées » – Marine Jeantet, déléguée interministérielle à la lutte contre la pauvreté

En septembre 2018, Emmanuel Macron annonçait le lancement de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté. Agnès Buzyn, alors à la tête du Ministère des Solidarités et de la Santé, déclarait ainsi vouloir « transformer notre modèle social pour l’adapter aux évolutions du marché du travail et des formes de pauvreté ».

Un défi d’ampleur, donc : selon les dernières données de l’INSEE, 9,3 millions de personnes – 14,8% de la population française – vivaient en-dessous du seuil de pauvreté monétaire en 2019, son niveau le plus élevé depuis 1999. Depuis, la crise sanitaire a non seulement fragilisé la situation de millions de personnes, mais a également révélé comment le numérique et la dématérialisation s’ajoutent à ces inégalités.

Mais qu’il s’agisse d’insertion professionnelle, d’accès aux droits ou de prévention des
fragilités financières, le numérique regorge d’opportunités. Dans quelle mesure, et sous quelles conditions, le numérique peut-il permettre une sortie durable de la pauvreté ? Quel est le rôle donné au numérique dans la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté ?

C’est avec ces questions – et d’autres – en tête que le média Les Bons Clics s’est entretenu avec Marine Jeantet, déléguée interministérielle à la stratégie de prévention et à la lutte contre la pauvreté depuis mars 2020.

Pauvreté et numérique : le média Les Bons Clics s'est entretenu avec Marine Jeantet, déléguée interministérielle à la lutte contre la pauvreté.
C’est en mars 2020 que Marine Jeantet a été nommée déléguée interministérielle à la stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté.

Les Bons Clics : En quoi consiste la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté ? Comment se déploie-t-elle ?

Marine Jeantet : La stratégie nationale de prévention de lutte contre la pauvreté suit deux grands objectifs. Le premier est la lutte contre la reproduction de la pauvreté dès la petite enfance. Le deuxième concerne la sortie durable de la pauvreté par l’insertion professionnelle : il s’agit, notamment pour les bénéficiaires du RSA et les chômeurs de longue durée, d’acquérir son autonomie financière grâce à un emploi épanouissant et stable.

La stratégie porte un changement important de méthode : elle est volontairement tournée vers les territoires. Ce sont les acteurs de terrain qui font les choses, et ce n’est pas depuis Paris qu’on éradiquera une pauvreté qui, comme on le sait, demeure multifactorielle et multiforme.

Nous souhaitons coordonner, de façon synergique et non-concurrentielle, tout ce qui se fait déjà sur le terrain.

C’est pourquoi nous avons nommé 18 commissaires à la lutte contre la pauvreté, placés sous l’autorité des préfets de région, et en charge du pilotage interministériel ainsi que de la mise en œuvre de la stratégie sur les territoires.

Par ailleurs, beaucoup des compétences de lutte contre la pauvreté sont des compétences décentralisées. Un axe majeur de la stratégie repose donc sur la contractualisation avec les collectivités. C’est aujourd’hui le cas pour 92 conseils départementaux et les collectivités d’outre-mer, 5 conseils régionaux et 22 métropoles.

Toutes ces actions ont été pensées dans la durée, avec les acteurs de l’accompagnement social autant que les personnes concernées. Nous avons encore beaucoup de progrès à faire en matière de participation des personnes concernées, mais c’est extrêmement important de concevoir les politiques publiques en fonction des attentes des personnes. Faire avec, c’est la meilleure manière d’ajuster les choses même si, une fois qu’on l’a dit, ce n’est pas si simple. 

Les Bons Clics : En quoi le numérique et l’inclusion numérique constituent-ils une dimension importante de la stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté ?

Marine Jeantet : L’inclusion numérique ne faisait pas partie de la stratégie à ses débuts. Mais la société est empreinte de numérique, et nous nous sommes rendu compte, après coup, que le numérique était un sujet prégnant dans beaucoup de nos politiques.

Aujourd’hui, la dimension numérique de la stratégie se divise en trois grands axes :

  • Une logique d’acculturation au numérique des acteurs de l’accompagnement social ;

La stratégie compte deux grands plans de formation, celui des travailleurs sociaux et celui des professionnels de la petite enfance. Ces plans ont été conçus par des groupes de travail et comportent tous deux un volet numérique qui est apparu spontanément, sans que l’on en parle ou l’on en fasse la demande.

  • Le développement d’outils numériques pour faciliter le travail social ;

Enormément d’initiatives et de projets se lancent dans les territoires, mais les acteurs n’utilisent généralement que leurs outils ou ceux de leur réseau : ils ne connaissent pas les outils des autres. Le numérique permet de faire rayonner ces outils et donne une certaine ouverture aux différents acteurs sur ces sujets.

L’association Solinum porte par exemple un projet de cartographie des acteurs de l’accompagnement dans plusieurs départements, le Soliguide.

On essaie également de mieux coordonner les acteurs de l’insertion : les conseils départementaux, les agences de la CAF ou de Pôle emploi ont besoin de communiquer entre eux pour améliorer le suivi des personnes en insertion.

Aussi, nous sommes en train de créer un carnet de bord numérique, qui est l’embryon d’un dossier social commun, à l’image du dossier médical partagé. Cela peut éviter aux personnes accompagnées de répéter sans cesse ce qu’ils ont vécu – à condition, naturellement, qu’elles acceptent de partager leurs données. Ces outils sont autant de leviers pour faire avancer la lutte contre la pauvreté.

Quand on parle de cette synergie, il s’agit de ne pas forcément de réinventer la roue. Il faut faire circuler l’information, connecter les acteurs… Naturellement, il faut tout de même que les acteurs puissent s’approprier et personnaliser ces outils.

  • Et la mise en place d’actions dans l’espace numérique.

Nous avons du mal à repérer certains publics, les jeunes par exemple. Pour aller vers eux, on a donc décidé d’emprunter leur langage et leurs canaux de communication. C’est l’objectif des maraudes numériques, qui visent à faire connaître aux jeunes les offres d’aide et d’accompagnement qu’ils peuvent mobiliser. 

Les Bons Clics : Quel impact a eu la crise sanitaire sur la place du numérique dans la stratégie  nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté ?

Marine Jeantet : La crise a été révélatrice des inégalités préexistantes. Ce qui est important, c’est que beaucoup de personnes ont pris conscience que ces inégalités existaient, notamment vis-à-vis du numérique et de l’accès aux droits : dès que vous fermez les accueils physiques des services publics, des personnes se retrouvent en situation de non-recours.

Dans le cadre du plan de relance, des moyens conséquents ont été alloués à l’inclusion numérique. On en bénéficie également pour notre stratégie. C’est notamment le cas des 4 000 conseillers numériques : leurs services sont mis à la disposition de tous et toutes, mais on sait que les publics précaires sont surexposés à la fracture numérique. Il y a aussi les Pass numériques et la généralisation d’Aidants Connect depuis cette année, qui permet de sécuriser le travail des aidants.

La démarche a été engagée. Elle n’est peut-être pas encore à la hauteur des besoins, mais une vraie dynamique a été lancée, et nous continuerons à nous appuyer dessus.

Un autre élément intéressant dans la crise, c’est qu’elle a permis de générer plein d’initiatives. C’est le génie des acteurs de terrain : quand on a constaté que de plus en plus de personnes recouraient à l’aide alimentaire, on a profité de cette fenêtre pour les approcher et ouvrir des droits. Les bus mobiles du Secours Populaire mixent par exemple très bien ces deux accompagnements.

L’inverse a été fait en milieu rural. Des acteurs ont mis en place des formations au numérique, ce qui leur a permis d’identifier des problèmes d’accès à l’aide alimentaire et de distribuer discrètement des colis alimentaires. Dans les petites communes, tout le monde se connaît, et ça rend le recours à l’aide alimentaire plus compliquée.

On commence vraiment à mixer les différentes actions dans la lutte contre la pauvreté, et je crois que la crise a favorisé l’émergence de beaucoup de démarches à la croisée des chemins.

Les Bons Clics : Comme vous l’avez dit, la crise nous a révélé que la fracture numérique concerne les publics les plus précaires, qui sont également ceux qui ont le plus besoin du numérique. Pour s’assurer que le numérique ne soit pas une double peine, comment détecter et aller vers ces publics – qu’ils soient jeunes ou non ?

Marine Jeantet : Les bus du Secours Populaire en sont un bon exemple, mais c’est valable dans d’autres domaines, comme la santé. On ne repose plus seulement sur la logique du « venez à nous ». Nous allons aux devants, nous rencontrons les personnes vulnérables sur leur lieu de vie, dans leurs conditions de vie, et cela facilite leur adhésion parce qu’on fait l’effort de les rencontrer.

En parallèle de ces démarches d’aller vers, il va falloir continuer à ouvrir des espaces d’accueil en physique. La dématérialisation profite à beaucoup de personnes, mais on se rend compte que toute une frange de la population n’y arrive pas. Il faut donc maintenir des lieux d’accueils, qu’ils soient dans des organismes dédiés ou dans le cadre de maisons France Services, où on va passer plus de temps avec les personnes.

Nous n’en étions pas forcément conscients aux prémices de la dématérialisation : on pensait que le numérique allait tout résoudre, mais non. Le tout-numérique met beaucoup de personnes sur la touche, et pas seulement les plus âgées.

Pour aller plus loin dans cette démarche, Bastia et le dixième arrondissement de Paris sont devenus des territoires d’expérimentation du « zéro non-recours ». Ce sont des zones limitées où il y a une mobilisation de l’ensemble des acteurs concernés pour, précisément, mixer les démarches d’aller vers, l’adaptation des lieux d’accueil physique, et les démarches d’identification par le croisement des données de toutes les institutions présentes sur ces territoires.

Nous allons vraiment chercher les gens, et c’est intéressant d’avoir des démarches territorialisées et très intégrées. Les caisses des opérateurs, les CCAS, les mairies, les conseils départementaux… Chacun utilise son créneau, en articulation avec les autres, pour aller chercher les personnes dans le besoin.

Les Bons Clics : Comment sensibiliser les acteurs du monde social pour qu’ils intègrent le numérique dans leur offre d’accompagnement et d’orientation ?

Marine Jeantet : Nos plans de formation des travailleurs sociaux et des professionnels de la petite enfance ont pris du retard avec la crise, mais ils sont lancés. Nous avons déjà travaillé avec les OPCO (ndlr : opérateurs de compétences) et le CNFPT (ndlr : Centre national de la fonction publique territorial) pour qu’ils proposent des formations adaptées.

Mais ce n’est pas tout de créer et de payer une offre. Maintenant, il faut que les personnes partent en formation. C’est pourquoi il y a enjeu de recrutement et de remplacement des travailleurs sociaux et des professionnels de la petite enfance : dans les crèches, par exemple, les gens ne peuvent pas se former parce qu’il n’y a personne pour les remplacer.

On a beaucoup avancé sur notre plan de formation des professionnels de la petite enfance. On va désormais mettre la même énergie sur le plan de formation des travailleurs sociaux. Sur le numérique, il faut les sensibiliser et les outiller : c’est tout l’enjeu des Bons Clics par exemple. Une fois que les personnes sont acculturées au numérique, on se rend compte que c’est formidable pour connaître tout ce qui existe et pour être sécurisé en tant qu’aidant.

Les Bons Clics : La loi pour une République numérique (2016) reconnaît l’accès à internet comme un droit pour les plus démunis. Le Pacte du Pouvoir Vivre, porté par une soixantaine d’organisations à vocation sociale et environnementale, propose dans son manifeste que ce droit comprenne « une formation initiale et continue à son utilisation (… ) ». Pensez-vous qu’un droit à la formation numérique soit un levier à mobiliser pour faire du numérique un vecteur de progrès social pour tous et toutes ?

Marine Jeantet : Je ne sais pas si le recours légal est la meilleure entrée. Est-ce que le droit va améliorer la situation, ou s’agit-il plutôt de démontrer, par nos actions, quelle voie prendre ? Tel que je perçois la prise de décision publique, j’ai l’impression que la démonstration par l’évaluation fonctionne mieux.

Sur le sujet des jeunes par exemple, il s’agit plutôt de démontrer qu’on a intérêt à les aider, que la société y est forcément gagnante. Je crois qu’il faut plutôt passer par là à ce stade, d’autant plus que tout évolue très rapidement. Créer un droit figé signifie prendre le risque de devoir le changer à nouveau rapidement pour l’ajuster aux évolutions techniques et sociétales. Par expérience, je pense qu’une logique de mesure d’impact est plus pertinente pour convaincre tous les acteurs de l’écosystème.

Les Bons Clics : Quelles sont les prochaines étapes pour la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté ?

Marine Jeantet : Les actions qu’on a lancées sont des actions de moyen terme : il faut absolument les poursuivre ! On voit qu’elles commencent à produire leurs effets, mais rien n’est jamais gagné.

Sur l’accueil du jeune enfant, on n’était pas au rendez-vous pour le nombre de places créées, mais on a mis en œuvre des choses innovantes, et le « plan rebond » en début d’année nous permettent de rattraper notre retard.

La force de notre stratégie, c’est sa souplesse et son adaptabilité. Le Contrat Engagement Jeunes n’était pas prévu au départ, mais la crise a révélé la pauvreté des jeunes qui – j’insiste – préexistait. Nous en avons tiré des enseignements, et nous dirigeons vers une logique d’action globale : insertion professionnelle, certes, mais aussi accompagnements au logement, à la mobilité, à la santé et également au numérique.

Nous avons du pain sur la planche, donc j’invite tous les acteurs de terrain à continuer à construire cette stratégie avec nous. C’est une stratégie avec des objectifs, et on adapte continuellement ses moyens pour les atteindre en fonction des circonstances, des acteurs disponibles, des idées…


Cet article fait partie d’une série destinée à massifier l’accompagnement vers le numérique en France.

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Cet article sur les formations au numérique et à internet a été financé dans le cadre du plan France Relance.
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