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Dématérialisation et droits des étrangers : le Conseil d’Etat rejette le tout-numérique

Ce vendredi 3 juin, le Conseil d’Etat se prononçait au sujet de la dématérialisation des demandes de titre de séjour, opérée par le gouvernement au printemps 2021.

Si le Conseil d’Etat estime que rien ne s’oppose à ce que le gouvernement impose un téléservice, il « précise [toutefois] qu’une telle obligation ne peut être imposée que si l’accès normal des usagers au service public et l’exercice effectif de leurs droits sont garantis ».

Comme le souligne son communiqué de presse, la réponse donnée par le Conseil d’Etat traite en filigrane d’une problématique plus large, à savoir : « peut-on imposer aux usagers d’accomplir des démarches administratives en ligne ? »

Dématérialisation et droits des étrangers : le Conseil d'Etat rejette le tout-numérique.
©Conseil d’Etat

L’avis et la décision du Conseil d’Etat

Créé en 1799, le Conseil d’Etat est une institution publique chargée d’une part de trancher les litiges entre les citoyens et l’administration – ce pour quoi il « rend des décisions de justice qui sont contraignantes pour l’administration et veille à leur bonne exécution » – et d’autre part de conseiller le gouvernement et le parlement « sur leurs projets de loi et de réglementation ». Il s’agit en France de la plus haute juridiction administrative.

C’est dans le cadre de différentes requêtes que le Conseil d’Etat a été amené à se prononcer au sujet de la dématérialisation des demandes de titres de séjour. Il a émis, le même jour :

  • Un avis, portant sur les services dématérialisés des préfectures pour les titres de séjour ;
  • Et une décision, traitant plus précisément des téléservices de l’Etat pour certaines catégories de titres de séjour.

L’avis : les préfectures ne peuvent pas imposer le recours au numérique pour une demande de titre de séjour

L’avis, d’abord, fait suite à une requête des tribunaux administratifs de Montreuil et de Versailles. Ces derniers avaient eux-mêmes été saisis par six organisations (l’ADDE, La Cimade, le Gisti, la LDH,  le Secours Catholique et le Syndicat des Avocats de France) qui, en juin 2021, avaient poursuivi 23 préfectures ne proposant pas d’alternative au numérique pour les demandes de titre de séjour.

 « C’était d’ailleurs notre objectif », commente Sarah Belaïsch, directrice des pôles thématiques à La Cimade, en référence à la requête des tribunaux administratifs. Il ne s’agissait pas « d’avoir autant de décisions que de tribunaux : nous espérions que l’un d’entre eux saisisse le Conseil d’Etat parce que ça posait une question de droit nouvelle et importante ».

« L’avis consacre l’interdiction pour les préfectures d’imposer des téléservices locaux pour l’accès au droit au séjour », précise-t-elle, et ce sans égard au degré de dématérialisation : cela concerne les prises de rendez-vous, l’envoi de justificatifs ou encore le dépôt de la demande.

« Il résulte de ces dispositions que doit être regardé comme un téléservice au sens de cette ordonnance, non seulement un système permettant à un usager de procéder par voie électronique à l’intégralité d’une démarche ou formalité administrative, mais aussi un système destiné à recevoir, par voie électronique et dans le cadre d’une telle démarche ou formalité, une demande de rendez-vous ou un dépôt de pièces.

Extrait de l’avis du Conseil d’Etat

Ici, ce n’est donc pas tant la dématérialisation qui est mise en cause, mais bien son imposition, c’est-à-dire l’absence d’alternative au recours numérique. « A La Cimade, nous n’avons rien contre la dématérialisation, précise Sarah Belaïsch. Cela pourrait être un levier extraordinaire pour faciliter la vie des personnes. Ce que nous contestons, c’est l’obligation faite aux usagers de passer par le numérique ».

Une obligation d’autant plus contestée que la demande d’un titre de séjour concerne « un public particulièrement précaire, qui ne maîtrise pas forcément la langue française et les outils numériques, qui ne dispose pas forcément d’un ordinateur. La seconde spécificité [de cette démarche], poursuit-elle, c’est que les conséquences d’un non-recours sont très graves : une personne qui n’arrive pas à obtenir de titre de séjour risque l’expulsion ».

« Avant l’entrée en vigueur du décret du 24 mars 2021, les préfets ne tenaient pas de leurs pouvoirs d’organisation de leurs services la compétence pour rendre l’emploi de téléservices obligatoire pour le traitement des demandes de titres de séjour et ne tiennent pas aujourd’hui de ces mêmes pouvoirs la compétence pour édicter une telle obligation pour les catégories de titres de séjour ne relevant pas désormais de l’article R. 431-2 ».

Extrait de l’avis du Conseil d’Etat

La décision : l’Etat doit proposer un accompagnement et une alternative « subsidiaire »

Si l’avis du Conseil d’Etat s’applique aux préfectures, la décision qu’il a rendue le même jour concerne les services de l’Etat. Cette décision fait, elle, directement suite à une requête de La Cimade, de la LDH, du Gisti, du Secours Catholique, de l’UNEF et du Syndicat des avocats de France, demandant l’annulation « pour excès de pouvoir » du décret du 24 mars 2021 et de l’arrêté du 27 avril de la même année.

Le décret et les arrêtés

Le décret n° 2021-313 du 24 mars 2021 prévoit que, pour certaines catégories de titres de séjour la demande s’effectue par le biais numérique . L’arrêté du 27 avril suivant a rendu « ces dispositions applicables à compter du 1er mai 2021 » pour les titres de séjour des étudiants étrangers. Un autre arrêté, daté du 19 mai 2021 et venant modifier l’arrêté du 27 avril, ajoute à la liste les « passeports talent ».  

La dématérialisation de ces démarches est opérée par l’ANEF (l’administration numérique pour les étrangers en France), qui « a pour objectif de dématérialiser les démarches concernant le séjour des étrangers en France »

Dans sa décision, le Conseil d’Etat établit d’abord qu’il est possible, pour le gouvernement, d’imposer le recours à un téléservice pour réaliser des démarches administratives. La plus haute juridiction administrative précise toutefois que « le pouvoir réglementaire ne saurait édicter une telle obligation qu’à la condition de permettre l’accès normal des usagers au service public et de garantir aux personnes concernées l’exercice effectif de leurs droits ».

Ce faisant, le pouvoir réglementaire « doit tenir compte de l’objet du service, du degré de complexité des démarches administratives en cause et de leurs conséquences pour les intéressés, des caractéristiques de l’outil numérique mis en œuvre ainsi que de celles du public concerné, notamment, le cas échéant, de ses difficultés dans l’accès aux services en ligne ou dans leur maniement ».

La décision du Conseil d’Etat contraint donc le pouvoir réglementaire, « lorsqu’il impose le recours à un téléservice pour l’obtention de certains titres de séjour », à proposer un accompagnement pour les personnes qui « ne disposent pas d’un accès aux outils numériques ou qui rencontrent des difficultés soit dans leur utilisation, soit dans l’accomplissement des démarches administratives ».

C’est dans le cas où cet accompagnement ne suffirait pas qu’une solution de substitution doit être proposée : pour en bénéficier, il s’agirait donc de démontrer l’incapacité d’une personne à réaliser la démarche en dépit de l’accompagnement proposé. Sarah Belaïsch s’interroge : « à quel moment estime-t-on qu’une personne ne s’est pas suffisamment donné les moyens ? ».

Cette décision est « une victoire pour nous, déclare-t-elle, parce que ça démontre que les associations n’avaient pas forcément tort d’un point de vue juridique en considérant que cette dématérialisation à marche forcée était illégale. Cela démontre aussi que les associations n’avaient pas tort en considérant qu’il y avait de réels dysfonctionnements et difficultés d’accès aux droits  pour les personnes étrangères, du fait de cette dématérialisation. Le problème n’est cependant pas lié qu’au numérique ».

« Le problème de fond reste l’absence de moyens »

Moins d’un moins avant que le Conseil d’Etat se prononce,  le sénateur François-Noël Buffet (Les Républicains) remettait au sénat le rapport d’information « Services de l’Etat et immigration : retrouver sens et efficacité ».

Si ce rapport établit d’abord une tendance à la hausse du nombre de demandes de titres de séjour – en 2021, 271 675 titres ont été primo-délivrés –, il constate également que « les conditions d’accueil des étrangers et de délivrance des titres de séjour se sont dégradées ces dernières années ».

Un phénomène qui dépasse la dématérialisation selon Sarah Belaïsch, qui distingue « deux phénomènes concomitants : le durcissement des lois qui font que les critères de régularisation sont de plus en plus restrictifs, et les pratiques administratives – dont la dématérialisation – qui font qu’il est de plus en plus difficile d’accéder à ces droits, eux-mêmes réduits et limités ».

« La prise de rendez-vous en ligne ne pourra résoudre le problème chronique de l’insuffisance de créneaux disponibles et elle engendre même de nouvelles difficultés (la revente de rendez-vous sur internet et l’insuffisance des dispositifs d’accompagnement au numérique des demandeurs notamment) »

Extrait du rapport d’information du Sénat du 10 mai 2022

Pour la directrice de pôle de La Cimade, « le problème de fond reste l’absence de moyens, qui relève d’une volonté politique ». Le virage contentieux pris par l’organisation en serait le reflet : impliquée depuis plusieurs années sur le sujet, c’est « faute de réponse des pouvoirs publics [que La Cimade] s’est tournée vers le levier juridique ».


Cet article sur la dématérialisation et le droit des étrangers a été financé dans le cadre du plan France Relance.
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