Numérique en détention : quelle médiation numérique sans connexion ?
Cet article fait partie d’une série destinée à massifier l’accompagnement vers le numérique en France.
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« En absence de connexion internet, les détenus sont dans l’impossibilité d’accéder à leurs droits ». Ce constat du Défenseur des Droits en 2019 demeure prégnant : à mesure que la dématérialisation s’accélère, quelle citoyenneté et quelle réinsertion pour les personnes en détention, privées d’accès à internet ?
Motivée par des enjeux judiciaires et de sécurité, cette impossibilité d’accès induit également un besoin d’actualisation des compétences numériques des détenus, notamment pour les peines les plus longues. La médiation numérique en milieu carcéral, devenue essentielle pour la réinsertion des personnes en détention, doit donc composer avec ces contraintes, et former aux outils numériques et à internet – sans accès à internet.
C’est précisément ce que fait, depuis sa création en 1985, le Club Informatique Pénitentiaire (CLIP). Présente dans une cinquantaine d’établissements pénitentiaires en France, et avec un réseau de 200 médiateurs numériques bénévoles, l’association s’est donnée pour mission d’initier et de former à l’informatique les personnes placées sous main de justice (PPSMJ).
Aussi, c’est en compagnie d’Henri Simon, bénévole à CLIP depuis 2007, que le média Les Bons Clics a traversé les dix-sept portes qui séparent l’entrée de la maison d’arrêt de Bois d’Arcy de la salle d’activité où les détenus sont formés.
Médiation numérique en détention : « C’est toujours inattendu »
« La semaine dernière, deux des quatre inscrits ne sont pas venus, précise Henri Simon avant d’entrer dans la maison d’arrêt. Un d’eux avait un rendez-vous judiciaire et, pour l’autre, on ne sait pas ». En raison des restrictions sanitaires, la salle d’activité de la maison d’arrêt de Bois d’Arcy n’accueille désormais que quatre détenus au maximum, malgré la dizaine d’ordinateurs qu’elle abrite.
Les deux séances de deux heures et demie que le CLIP y organise chaque semaine en deviennent d’autant plus imprévisibles. « C’est toujours inattendu, rappelle le bénévole, mais huit personnes pouvaient s’inscrire avant la crise sanitaire. Avec quatre places, ça nous arrive parfois de nous déplacer et que personne ne vienne. On l’apprend une fois dans la salle ». La liste d’attente pour les ateliers numériques de CLIP, que le média Les Bons Clics a pu voir dans les locaux du SPIP (services pénitentiaires d’insertion et de probation) de la maison d’arrêt, compte pourtant plus d’une vingtaine de noms.
Ce jeudi 28 octobre, un seul des quatre inscrits s’est rendu à l’atelier. Pour sa première séance, Henri Simon lui propose avant tout de remplir un questionnaire d’accueil : il s’agit d’installer un premier espace d’échange pour comprendre les attentes, les envies et la maturité numérique du détenu. George* – le prénom a été changé – explique s’être inscrit par curiosité et « il faut l’avouer, pour obtenir des RSP (ndlr : réductions supplémentaires de la peine) ».
« C’est une excellente motivation », répond Henri Simon. Selon le Ministère de la Justice, les RSP rétribuent toute personne condamnée qui « manifeste des efforts sérieux de réadaptation sociale », parmi lesquels figurent notamment la participation aux ateliers de CLIP. Pour favoriser l’insertion professionnelle en sortie de prison, l’association permet également d’obtenir un certificat de compétences délivré par l’Afpa (Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes).
Pour George, « c’est le côté pratique d’internet qui est intéressant ». Avant d’être en détention, il l’utilisait pour rechercher et consulter des actualités depuis Google, pour gérer ses comptes et pour procéder à des achats en ligne. Ses attentes vis-à-vis de la séance demeurent toutefois vagues, et Henri Simon lui propose plusieurs pistes pour les préciser.
« J’ai déjà formé des personnes âgées à l’envoi de mails, parce qu’ils souhaitaient pouvoir communiquer avec leurs petits-enfants une fois sorties. J’ai aussi formé un passionné de BMW M3 à Excel : on a utilisé un tableur pour représenter l’évolution des modèles, de leur puissance, de leurs performances. On peut aussi faire du traitement de texte, apprendre à se servir des réseaux sociaux… Il faut seulement que vous ayez envie de le faire ».
Educpedia : pallier le manque de connexion avec un réseau en circuit fermé
Pour pouvoir former les détenus à l’usage d’internet sans y avoir accès, Henri Simon, qui travaillait en tant qu’informaticien avant sa retraite, a créé Educpedia, un portail fonctionnant en circuit fermé et construit à partir de copies de sites ou de pages internet. On y retrouve par exemple Wikipédia, des modules d’entraînement au Code de la Route – qui peut être passé en détention –, certaines ressources du Castor Informatique ou certaines formations Les Bons Clics. Un carnet de recettes de cuisine, réalisé par des détenus accompagnés par le CLIP, y est également disponible.
« Nous essayons, avec les moyens à notre disposition, d’apporter quelque chose aux personnes en détention. C’est compliqué pour elles, comme c’est compliqué pour nous », estime-t-il. Plusieurs versions d’Educpedia existent, pesant de 25 à 70 giga-octets, et leur installation doit être effectuée avec l’accord de la direction des établissements pénitentiaires dans lesquels le CLIP intervient.
George s’y essaye donc, encore indécis face aux propositions de formation d’Henri Simon. « Qu’est-ce qu’on peut faire avec Excel ? Tout le monde s’en sert, sauf moi. Et je ne sais même pas ce que sont les réseaux sociaux. A mon âge, je ne vais pas m’y mettre… ». Il commence alors à consulter des pages Wikipedia sur le cinéma, sur des voyages, des villes de France ….
« A quoi pourriez-vous m’intéresser ? », demande-t-il après vingt minutes en autonomie. « Tout est possible », lui répond Henri. « Cette salle est un espace d’apprentissage et de liberté : faites-vous plaisir ! (…) Nous ouvrons des portes. Il faut ensuite que vous avanciez sur le chemin ». L’animateur imprime alors des exercices basés sur l’utilisation de Wikipedia pour manier un logiciel de traitement de texte. Il improvise une affiche pour présenter la ville d’Annecy : en récupérant les informations et les images de l’encyclopédie, il montre les possibilités de l’outil (centrer, créer une bordure, mettre en forme du texte…).
« C’est joli, ça accroche » admet George. « En cinq séances, vous apprendrez à faire tout ça sans problème, précise Henri Simon. C’est comme une nouvelle langue : nous sommes là pour un apprentissage, si et seulement si cet apprentissage vous intéresse ». La curiosité de George laisse toutefois place à un manque de confiance certain : « C’est bien quand on a un moniteur, mais sinon… Je sais déjà que je n’y arriverai pas. C’est pas rattrapable. »
« L’objectif primordial, c’est l’autonomie »
Si George ne semble pas convaincu, ce n’est pas le cas de tous les détenus. Alors que la crise sanitaire a interrompu les ateliers de l’association en 2020, ce sont plus de 2 800 personnes placées sous main de justice qui ont été accompagnées par le CLIP en 2019. Pour mesurer l’impact de leurs actions, les bénévoles « clipiens » demandent aux personnes formées de répondre à un deuxième questionnaire, après cinq séances.
L’impact est « toujours difficile à mesurer, reconnaît Henri Simon. Nous n’avons plus de contact avec les personnes une fois qu’elles sont libres ». Malgré cela, les retours du second formulaire sont positifs et encourageants : face à des publics très hétérogènes, la construction du programme d’accompagnement avec la personne permet à l’association de s’assurer de son utilité.
« J’ai accompagné des personnes avec une maîtrise en Systèmes Informatiques et en Réseaux, tout comme des personnes qui n’y connaissaient rien. »
Henri Simon, bénévole au CLIP depuis 2007
A la rentrée, l’association a présenté son portail Educpedia à la direction de l’administration pénitentiaire, dans le cadre du projet Numérique En Détention (NED), lancé en octobre 2018 par le Ministère de la Justice. Pour CLIP, il s’agit de savoir si Educpedia pourrait éventuellement trouver sa place dans l’Environnement Numérique de Travail (ENT) des établissements pénitentiaires français.
Numérique En Détention (NED) : quel numérique en milieu carcéral pour demain ?
Avec le programme NED, le Ministère de la Justice souhaite d’abord faciliter les tâches administratives pour le personnel pénitentiaire. Il s’agit également, comme c’est le cas depuis janvier 2020, de permettre aux proches des personnes en détention de programmer leurs visites au parloir en ligne.
Pour les détenus, le NED pourrait entraîner l’installation de terminaux numériques directement dans leur cellule, sans qu’il soit pour autant question d’ouvrir un accès à internet. Une expérimentation en cours dans une maison d’arrêt et deux centres de détention prévoit l’éventuelle installation d’un « portail détenus » accessible en cellules et en salles d’activité depuis une tablette. Ces terminaux permettraient notamment aux personnes en détention de réaliser leurs commandes de « cantine », c’est-à-dire la boutique interne par laquelle ils peuvent acheter – dans la limite de leurs moyens – des denrées et des objets divers.
« La prison est un monde à part, ubuesque. Il y a du bruit en permanence. C’est pour ça que je ne vais plus à la bibliothèque : je n’arrivais pas à me concentrer ».
George, détenu à la maison d’arrêt du Bois d’Arcy.
Dans un rapport dédié à la dématérialisation des services publics, le Défenseur des Droits considérait qu’il était « indispensable que les sites des services publics puissent être accessibles aux personnes détenues ». Ce rapport recommande donc un accès partiel à internet, mais également la « création d’un coffre-fort numérique pour toutes les personnes placées sous-main de justice » ainsi que « la mise en place d’un accompagnement aux usages numériques et informatiques pour l’ensemble des personnes en détention qui en ont besoin ».
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