« Nous voulons que le numérique devienne un outil d’inclusion » – Michel Lansard, ATD Quart Monde
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ATD Quart Monde est né en 1957, sous l’impulsion de Joseph Wresinski et des habitants d’un bidonville de Noisy-le-Grand. Présent dans plus de 30 pays, ce mouvement agit depuis plus de 60 ans pour « mettre fin à l’extrême pauvreté et construire une société plus juste, qui respecte les droits fondamentaux et l’égale dignité de toutes et tous ».
En novembre 2020, ATD Quart Monde a officialisé la création de son département numérique. Ce dernier vise à comprendre les conséquences de la numérisation sur l’accès au logement, à l’éducation, à la santé, à l’emploi… pour les « porter sur le débat politique ».
Comment un mouvement de lutte contre la misère en vient-il à s’intéresser au numérique ? Comment construire un numérique qui prend en compte les personnes qui en sont les plus éloignées ?
C’est avec ces questions – et d’autres – en tête que le média Les Bons Clics a rencontré Michel Lansard, responsable du département numérique d’ATD Quart Monde.
Les Bons Clics : Pourquoi ATD a-t-il voulu créer un département numérique en 2020 ?
Michel Lansard : ATD Quart Monde s’intéresse à l’informatique – je le distingue bien du numérique – depuis les années 1980. Je me rappelle par exemple avoir vu des ordinateurs dans des bibliothèques de rue dans le quartier du Lower East Side à New York, en 1985. Nous avons développé d’autres actions sur cet aspect-là et avons commencé à y réfléchir plus profondément avec la dématérialisation des Etats.
Et, évidemment, la pandémie et les confinements ont mis tout le monde devant une réalité que personne ne pouvait nier. Début 2020, je représentais le mouvement à certaines rencontres de la DINUM. J’ai été aussi auditionné par le Sénat en juin, et on a décidé d’officialiser la création du département en novembre 2020.
C’est encore un bébé si je puis dire : aujourd’hui, nous sommes 3 à temps plein. Je travaille avec une personne en service civique et une autre en stage. Une quinzaine de membres du mouvement essaient également de mettre en place des actions au sein du département et dans certains groupes locaux comme à Lyon, Brest ou Rennes.
Les Bons Clics : Quelles sont les actions que vous mettez en oeuvre ?
Michel Lansard : Le département numérique d’ATD est intégré à notre pôle politique. Aux côtés d’autres départements liés au logement, à la santé ou encore à l’école, il s’agit d’un travail de plaidoyer auprès de différentes instances locales, régionales, nationales ou européennes.
En plus du Sénat et de la DINUM, j’ai par exemple été auditionné par l’Assemblée nationale, par le CNCDH (ndlr : centre national consultatif des droits de l’homme) ou par la Défenseure des droits, plus récemment. On a répondu à des demandes du Conseil de l’Europe, en particulier sur l’intelligence artificielle, le droit et l’extrême pauvreté. Je travaille également beaucoup avec la métropole de Lyon.
Les Bons Clics : Quel est donc le contenu de votre plaidoyer auprès des acteurs institutionnels ? Quelle vision du numérique portez-vous ?
Michel Lansard : Avant de vous parler de son contenu, il me semble important de comprendre d’où il vient. Pour nous, il est essentiel de partir du vécu, de la réflexion et des pensées des personnes qui sont dans la galère.
Nous avons plusieurs outils pour ça, notamment les Universités populaires Quart Monde. En France, il y en a au moins une dans chaque région. Nous y invitons des experts et des professionnels mais, à l’inverse des autres universités, ces derniers se présentent et se taisent.
Tout part des participants : ce sont des groupes de personnes avec plus ou moins de difficultés, qui ont préparé le sujet en avance et qui présentent leur travail. C’est seulement une fois que tous les groupes ont partagé leurs réflexions que les invités, officiellement sachants, réagissent : bien souvent, c’est une surprise pour eux. Ce sont ces types d’outils et de méthodes qui nous rendent compétents.
Concernant le numérique, nous ne sommes pas opposés à la numérisation de la société. Nous avons une grosse alerte sur la façon dont cela se fait. La révolution numérique est à peu près du même type, à mon avis, que celle qu’a amenée l’imprimerie.
Plusieurs siècles après Gutenberg, nous avons encore 7% d’illettrés en France. On prétend aujourd’hui faire le même type de révolution avec le numérique, et en quelques années.
9 points me semblent importants :
- Le droit à la connexion : même indépendamment des zones blanches, beaucoup de familles avec qui l’on travaille n’ont pas de connexion.
- Le matériel : beaucoup de familles n’en ont pas, ou seulement une partie.
- Les tarifs de connexion : au début du premier confinement, une mère de famille avait payé plus de forfait pour que ses deux enfants suivent les cours. La situation s’est éternisée : elle devait choisir entre payer pour que ses enfants suivent l’école, et payer pour que ses enfants mangent.
- La formation : le matériel et la connexion ne servent à rien si on ne sait pas se servir du numérique.
Il y a un certain consensus sur ces premiers points, et une volonté politique. Si on en reste à ce niveau-là, on perçoit les personnes en difficulté avec le numérique comme des personnes avec des problèmes. La solution serait de les former, de leur donner du matériel mais, quelque part… Cela fait d’eux les responsables de leur exclusion.
Or, cela fait plus de 60 ans qu’ATD Quart Monde dit que l’extrême pauvreté est un problème d’exclusion. S’il y a des personnes exclues, c’est qu’il y en a d’autres qui excluent, même si la plupart n’en sont pas conscients. Si des personnes sont en dehors du numérique, c’est aussi parce qu’une partie de la société organise le numérique sans eux. Ce qui nous amène aux autres points :
- Les interfaces et les formulaires : si celles et ceux qui conçoivent les sites et les applications ne prennent pas en compte les personnes éloignées, le résultat sera le même.
- Les aidants : beaucoup de travailleurs sociaux sont eux-mêmes éloignés du numérique. Il faut aussi sécuriser leur travail, et Aidants Connect est un bon pas en avant à cet égard.
- L’identité numérique : on s’engage dans cette direction avec FranceConnect, mais on est encore loin d’autres pays.
- Les justificatifs : il est essentiel de mieux gérer les justificatifs exigés pour les différents dossiers administratifs. En Estonie, il est par exemple écrit dans la loi que l’Etat n’a pas le droit de demander deux fois le même justificatif dans la vie d’un citoyen.
Le neuvième et dernier point de notre plaidoyer pourrait être résumé avec ce slogan : « Non au 100% numérique. Non au 100% papier. Oui au 100% accessible ». Il est impératif de toujours garder un accueil physique et humain. Ce n’est pas ce qui se fait aujourd’hui.
Les Bons Clics : Vous avez mentionné en début d’entretien des actions menées par des groupes locaux d’ATD. Quelles sont-elles ?
Michel Lansard : Avec la métropole de Lyon par exemple, qui est celle que je connais le mieux, nous menons différents types d’action. Au niveau de la formation, Lyon a fait partie des premières métropoles à être agréées pour les Pass Numériques, dont ATD Quart Monde est devenu un prescripteur.
On a vite compris que c’était bien sur le papier mais, quand on est dans la galère, quand on a des mauvais souvenirs associés à l’école ou aux formations, il ne suffit pas de dire que c’est gratuit.
On a donc mis en place des ateliers de préformation. Ce qu’on proposait, c’était de faire ce que les personnes avaient envie de faire : utiliser Youtube pour la musique, Whatsapp pour communiquer ou, éventuellement, créer une adresse mail.
On prévenait les personnes que, dès qu’elles étaient prêtes, on allait utiliser les Pass numériques. Cela a marché avec plusieurs personnes, mais il n’y a pas encore eu beaucoup d’ateliers en raison de la crise sanitaire.
On a aussi travaillé avec Emmaüs Connect, qui est bien implanté à Lyon, pour permettre l’accès à du matériel, à une connexion et une carte SIM.
Plus récemment, des militants ATD Quart Monde sont devenus bêta-testeurs pour une application que la métropole développe, Mes Papiers, qui permettra aux personnes dans la rue de conserver leurs documents administratifs. ATD Lyon a aussi pu engager une conseillère numérique France Services dans le cadre du plan France Relance.
Nous allons bientôt démarrer une formation d’un an pour permettre à des militants Quart Monde et des personnes en galère de prendre du recul sur le numérique et le droit, pour être capable d’interpeller les politiques et les entreprises sur ces sujets ensuite. On ne peut pas en dire grand chose encore, mais ça illustre bien la direction dans laquelle on veut aller.
Les Bons Clics : Quel avenir pour le département numérique d’ATD Quart Monde ?
Michel Lansard : Début 2022, nous avons décidé de lancer le réseau Wresinski du numérique.
En 1987, le fondateur d’ATD Quart avait présenté un rapport au CES (ndlr : devenu depuis le CESE, le conseil économique, social et environnemental) sur la Grande Pauvreté. C’est pour faire vivre les conclusions de ce rapport que nous avons créé des réseaux Wresinski sur la santé, le logement, la culture… C’est naturel que l’on se lance aujourd’hui sur le numérique.
Il s’agit de rassembler celles et ceux, personnes et organismes, qui veulent réfléchir à la numérisation de la société en partant des personnes les plus pauvres. C’est la spécificité du mouvement, et il y a beaucoup de choses à faire, avec des questions économiques, écologiques, sanitaires…
On mène d’autres projets en parallèle, comme un jeu de cartes sur les réseaux sociaux pour les enfants de 8 à 12 ans. Plus largement, nous sommes ouverts sur tout ce qui va permettre à chacun d’être acteur de la société. Des citoyens sont déjà à la marge et le numérique, tel qu’il est vécu, ajoute de l’exclusion à l’exclusion. Nous voulons que le numérique devienne un outil d’inclusion pour que tout le monde puisse jouer son rôle de citoyen.
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